De l’expérience à la leçon : Mon voyage au cœur de la systématisation du bananier biologique dans la Vallée du Chira

Par Dario Enriquez, collaborateur spécialisé en gestion de projets

Pérou

I. Introduction : pourquoi et comment j’ai systématisé

Un impératif d’apprentissage

Lorsque l’on est immergé dans un projet socioéconomique complexe comme l’expérience du bananier biologique dans la Vallée du Chira, au Pérou, on accumule une richesse inestimable de connaissances. Cependant, cette connaissance reste souvent diffuse, enfermée dans des rapports opérationnels et des mémoires individuelles. Au début de l’année 2025, alors que l’expérience de la Cooperativa APBOSMAM entrait dans une nouvelle phase, il est devenu évident que pour pérenniser et étendre son impact, il fallait d’abord la comprendre.

Le « pourquoi » de cet exercice de systématisation était donc double : rendre justice à l’effort collectif déployé entre 2018 et 2025 avec le soutien de partenaires comme CEDEPAS Norte et SUCO, et dégager des leçons d’une validité générale. Il ne s’agissait pas de faire une simple évaluation, mais de plonger dans le processus pour en extraire la logique profonde et les tensions structurelles qui déterminent la réussite ou l’échec dans ce secteur. L’enjeu était vital pour l’avenir de la production biologique dans la région.

Mon engagement et l’objectif poursuivi

C’est avec cette conviction que j’ai pris la décision d’entreprendre l’étude de systématisation. Mon rôle, en tant que coopérant, était d’être à la fois un observateur méticuleux et un analyste critique. Je n’étais pas là pour juger, mais pour éclairer. Mon objectif en rédigeant cet article est de partager, non seulement les conclusions finales, mais surtout la démarche introspective et méthodique qui a permis de transformer des années d’actions en un ensemble de connaissances publiables et transférables. C’est le récit de cette exploration que je souhaite proposer.

La systématisation : un outil d’émancipation

Pour le lecteur non initié, la systématisation, telle que je l’ai abordée, n’est pas qu’une simple compilation de faits. C’est une méthode d’apprentissage critique qui nous permet de reconstruire l’expérience vécue, d’en identifier les composantes, de les mettre en relation et, surtout, de comprendre pourquoi les choses se sont passées comme elles l’ont fait. Dans ce contexte, il s’agit de décortiquer les stratégies de production, de commercialisation et de gestion de la Cooperativa APBOSMAM pour en tirer des savoirs exploitables.

L’article qui suit est structuré pour vous emmener avec moi à travers ce processus : nous commencerons par la manière dont j’ai encadré l’étude (Méthodologie), puis nous explorerons les résultats et les apprentissages (Résultats Clés), pour finir par les implications concrètes pour les futurs projets (Conclusion).

II. Le cœur de la méthodologie : mon parcours étape par étape

La préparation et le cadrage

Ma première étape a été de circonscrire l’objet d’étude. La période 2018-2025 marquait une phase décisive de consolidation pour APBOSMAM, notamment face aux défis environnementaux et de marché accrus. Il fallait délimiter clairement l’univers d’analyse : l’accent a été mis sur la gestion interne de la coopérative, ses relations avec les partenaires et sa résilience face aux facteurs externes, en particulier la concurrence et les fléaux.

La question centrale de la systématisation est rapidement devenue : « Quels sont les facteurs internes et externes qui ont conditionné la capacité d’APBOSMAM à maintenir ses standards de production biologique et à honorer ses engagements commerciaux sur la période 2018-2025 ? » Ce fil conducteur m’a permis de fixer l’angle critique de l’analyse, orientant la collecte d’information non pas vers « ce qui a été fait », mais vers « pourquoi cela a réussi ou échoué à tel moment ».

La collecte et l’organisation des données

La phase de collecte a exigé une immersion profonde. Les sources utilisées étaient multiples : d’abord, les documents formels de la coopérative (registres de production, contrats, procès-verbaux d’assemblée); ensuite, les rapports techniques et financiers de CEDEPAS Norte et SUCO. Mais les données les plus riches provenaient de l’humain. J’ai mené des entretiens structurés avec les dirigeants, les membres associés (y compris les femmes, comme en témoignent les photographies d’assemblées et de travail), et même certains acteurs externes.

J’ai rapidement réalisé que le récit officiel de l’expérience ne suffisait pas. Il y avait souvent un décalage entre les protocoles écrits et les pratiques réelles. Le défi de l’organisation des données était de croiser ces différentes versions : les chiffres, les documents, et les perceptions subjectives. J’ai dû créer un tableau chronologique des événements majeurs, en y superposant les décisions clés prises par le conseil d’administration et les chocs externes (comme les événements climatiques ou les changements de prix du marché).

L’analyse rétrospective et la réflexion critique

L’analyse rétrospective a été la phase la plus exigeante. Il s’agissait de ne pas se contenter de décrire, mais d’expliquer. J’ai utilisé l’approche de la « reconstruction historique » pour identifier les points de rupture. Par exemple, j’ai examiné en détail les périodes où la coopérative a eu du mal à respecter ses contrats d’exportation.

C’est à ce moment que j’ai pu vraiment comprendre l’interaction complexe des facteurs. Les tensions n’étaient pas toujours celles que l’on attendait. Le défi le plus criant n’était pas seulement la faiblesse technique, mais la gestion des relations de pouvoir, notamment la pression exercée par les « grands domaines bananiers » qui opèrent avec des logiques purement mercantiles. J’ai aussi identifié un échec systémique dans la gestion de la « fuite des fruits » vers des canaux de commercialisation informels, un point de friction majeur qui minait la structure contractuelle d’APBOSMAM. La réflexion critique a exigé que je confronte les hypothèses initiales avec la réalité documentée, ce qui a mené à des conclusions parfois inconfortables, mais toujours honnêtes.

III. Les résultats et les apprentissages clés

Le bananier biologique face au mur

Le processus systématisé d’APBOSMAM a révélé une formidable capacité d’adaptation collective. Malgré la vulnérabilité environnementale inhérente à la monoculture, la coopérative a réussi à maintenir ses certifications biologiques grâce à des innovations locales, comme l’utilisation de leur propre unité de production de bioferments.

Cependant, la systématisation a mis en lumière que la principale bataille n’était pas agricole, mais économique et politique. Le déroulement réel du projet montre une coopérative constamment sous pression. Les moments charnières étaient souvent liés à des pics de prix sur le marché local qui attiraient les producteurs à vendre en dehors du circuit formel (la « fuite des fruits »), menaçant directement la capacité d’APBOSMAM à garantir le volume à ses acheteurs internationaux. J’ai compris que le succès d’une coopérative biologique dépend autant de l’engagement social de ses membres que de la qualité de ses bananes.

Leçon apprise n°1 : le succès ancré dans la gouvernance interne

Selon mon analyse, le succès principal réside dans la robustesse institutionnelle et la cohésion sociale développées au fil des ans. Cette cohésion a été le véritable bouclier contre la désintégration, permettant de naviguer dans les eaux turbulentes du marché. L’engagement des membres, par exemple à travers la participation accrue des femmes dans la chaîne de valeur (y compris dans les comités, comme le Comité de Damas) et dans les assemblées, est un indicateur clé de cette force interne.

APBOSMAM, au-delà d’être une entreprise, est une structure sociale qui organise des assemblées communautaires et assure un sens d’appartenance. Ce capital social, catalysé par les efforts de CEDEPAS et SUCO, a permis de fidéliser une majorité des membres malgré les tentations de la concurrence. C’est l’engagement à long terme et le sentiment de propriété collective qui, en fin de compte, soutiennent les contrats d’exportation.

Leçon apprise n°2 : les limites de l’autonomie

Une conclusion inattendue pour moi a été la brutalité de l’impact des facteurs externes sur lesquels la coopérative n’a aucun levier. L’étude a révélé une vulnérabilité extrême face aux fléaux. Plus précisément, l’analyse des échecs contractuels a souvent pointé du doigt l’inadéquation ou le décalage de l’intervention des autorités dans l’alerte et la gestion des épidémies. L’organisation a développé une expertise en bioferments, mais face à une crise phytosanitaire majeure, l’absence d’une intervention étatique coordonnée devient un risque systémique.

J’ai constaté que l’autonomie et l’auto-gestion de la coopérative, bien que louables, atteignent leurs limites lorsque l’enjeu dépasse la parcelle individuelle pour toucher la santé de l’écosystème régional. Cette tension entre l’effort local et l’incurie institutionnelle est l’un des apprentissages les plus critiques et les plus douloureux de l’expérience 2018-2025.

IV. Conclusion et perspectives

Un changement de pratique indispensable

Cet exercice de systématisation a permis de cristalliser les contributions majeures de l’expérience d’APBOSMAM. La coopérative a prouvé que des alternatives économiques durables et solidaires sont possibles, même face aux géants du secteur. La leçon est claire : pour la résilience, l’investissement dans le capital social et la gouvernance interne est aussi important, sinon plus, que l’investissement technologique.

Sur un plan personnel, cet exercice m’a transformé en tant qu’analyste et coopérant. J’ai appris que mon rôle ne se termine pas à la mise en œuvre d’un projet, mais s’étend à la compréhension critique de ses résultats. J’ai désormais une perspective beaucoup plus nuancée sur les défis, reconnaissant que les problèmes économiques sont souvent enracinés dans des dynamiques sociales et politiques non résolues.

La route à suivre

Comment ces apprentissages peuvent-ils être appliqués à de futurs projets ? Premièrement, il est impératif d’intégrer dans toute nouvelle intervention un volet ciblant spécifiquement la pression concurrentielle et la gestion des incitations économiques pour contrer la « fuite des fruits ». Deuxièmement, les futurs projets doivent inclure des stratégies de plaidoyer institutionnel, visant à forcer une coordination plus efficace des autorités régionales face aux menaces phytosanitaires.

En conclusion, la systématisation est un miroir qui révèle la vérité de l’action. L’expérience d’APBOSMAM est un témoignage puissant de la volonté collective, mais aussi un avertissement sur la nécessité de dépasser le seul cadre micro-économique pour assurer la durabilité. J’espère que ce récit inspirera d’autres organisations à entreprendre cette démarche essentielle d’apprentissage critique.


Crédits photos : Solangen Grados et Dario Enriquez

Cet article a été réalisé grâce au financement du Canada accordé par l’entremise d’Affaires mondiales Canada pour le Programme de coopération volontaire.