La langue de la terre

Par Flavie Gauthier-Chamard, volontaire au Honduras.

Quelle est la langue des agroécologistes du Honduras? L’espagnol, me répondrez-vous?

J’ai envie de vous surprendre en vous disant que non. Depuis mon arrivée au pays de la punta, j’ai découvert chez certaines personnes se dédiant à la terre un langage bien plus subtil, que j’aime appeler la langue de la terre. Nul besoin d’émettre des sons pour communiquer dans cette langue et, pour la comprendre, un sens aiguisé de l’observation s’impose.

Il s’agit d’être à l’écoute des comportements de la terre, de la vie qui y grouille, en dedans comme en dehors, des plantes qui y croissent et de leurs interactions. Or, ça ne s’arrête pas là. La langue de la terre exige aussi que l’on prête une attention particulière à l’autre, notre collègue, notre homologue, cette personne avec qui on partage nos journées, déchiffrer ce qu’elle exprime avec son corps, son regard et parfois avec ses lèvres, qui se contractent et pointent vers l’avant, en direction de l’arbre au loin.

Les premiers pas vers l’apprentissage de cette langue sont difficiles. On veut tout comprendre maintenant. On veut des résultats maintenant. On ne saisit pas le langage corporel de l’autre, ou plutôt, on n’y est pas sensible. On s’accroche à nos référents. Pourquoi semer les graines de maïs de cette façon? On apprend alors que, tout comme le langage qui en découle, l’agroécologie n’est ni rectiligne, ni uniforme, ni symétrique; c’est la nature qui est à sa gouverne. Il faut respecter ses courbes, ses mouvements et son rythme.

Peu à peu, j’ai cheminé dans les méandres de ce nouveau langage. Moins de mots, plus d’écoute, d’observation et de patience. Je chemine encore. J’avance sur cette route avec mon homologue, Gustavo.

Incarnation de la bienveillance et de la bonté pure, Gustavo est d’origine lenca, principal peuple autochtone au Honduras. C’est un homme de petite taille à la peau caramel, dont les yeux d’un noir perçant brillent de reconnaissance pour tout ce qui l’entoure, des yeux qui voient de la beauté, de la grandeur partout où ils se posent. Il est de ces personnes qui ont pour langue natale celle de la terre. Je peux l’imaginer dès son plus jeune âge entretenir une relation de symbiotique avec elle. Il a appris d’elle et aujourd’hui il la connait comme le creux de sa main. Apprécié et respecté de la communauté – incluant femmes, hommes, enfants, cultivateurs et cultivatrices ‒ il maitrise l’art d’éveiller les consciences avec douceur, semant des graines ici et là, tant de manière littérale qu’allégorique.

Malgré tout, Gustavo se bat chaque jour. Il se bat parce que, regrettablement, le Honduras fait partie de ces pays où il ne fait pas bon vivre comme environnementaliste, et gare à vous si s’ajoutent à ce titre ceux de féministe et d’autochtone. Il a déjà failli y passer. Pourtant, ça ne l’arrête pas. Il préfère de loin l’idée de mourir pour le bien commun que de réfréner ses doléances.

Vous devinerez que côtoyer une personne comme Gustavo, doté d’une sagesse sans borne, me fait sentir des plus privilégiées. Non seulement m’a-t-il initiée à la langue de la terre, mais aussi, il m’a fait prendre conscience qu’on peut travailler la terre sans jamais en découvrir le langage. C’est pourquoi il s’est donné pour mission de le transmettre, de partager cette langue à quiconque voulant bien la saisir et la ressentir.

Pour qu’ensemble, nous puissions remonter la rivière. À contre-courant, peut-être, mais nous la remontrons.

Yosh n’am sêyu*, Gustavo.

*Merci (en lenca)