Crédit-photo: Annika Doucet-MalyAu détour de la nuit, l’éveil de certains sens compense pour la dormance des autres; à qui est attentif, les sons s’aiguisent. Sous les étoiles épanouies et les « ampoules » de poche sporadiques que la famille se dispute, les cigales passent inaperçues, tout comme le grésillement d’une vieille télévision capricieuse, les gifles qu’elle se mérite occasionnellement et même le subtile ronflement des plus petits, tassés en rang serré sous le même drap, couverts comme le ciel se plait à couver tous les petits du village. Mais Toubab tend l’oreille. Cette musique engourdie la berce jusqu’à yeux mi-clos. Tout est calme, les « Yaaré jam[2] » et les « Jam soom[3] » se partagent comme des bouchées sucrées.
Puis un fort « ALLAHU AKBAR » ébranle l’ambiance. Les ronflements se poursuivent, la télé vante des yogourts Danone que personne ne mange.
« ALLAHU AKBAR !
– Mais qu’est-ce que…
– ALLAHU AKBAR !
– À cette heure-ci ?
– ALLAHU AKBAR !
– Encore.
– YAARÉ JAM ?
– Pas vraiment. »
Et la concession se succède sur le tapis de prière en une procession qui dure et dure, tandis que Toubab se pelotonne dans le sable.
Quand Dieu fait nuit noire, chacun rejoint son filet et son logis clos. Sans entourage, chaque bruit pèse plus lourd et de nouveaux ressortent. Les tiroirs se secouent et les objets frétillent : œuvre de souris ou de coquerelles, nul ne s’en préoccupe. L’âne du voisin braie, en chaleur, les moutons se joignent au concert, avec le roucoulement des pigeons, le piaillement des poussins nouvellement éclos et le craquement du foin sous les lèvres des chevaux qui dorment-dînent. Et les chèvres, sacrées chèvres aux cris de bambins ! Mais la conscience s’enfonce pour de bon.
« TOUBA ! TOUBAAAAAAAA ! TOUBAAAAAAAAAAAAAAAAAAAA ! » L’appel de la ville sainte par des Baye Fall en furie enterre le sommeil aux petites heures du matin. « TOUBA » fait vibrer les fenêtres en taule, « TOUBA » sous la porte, « TOUBA » dans l’écho, « TOUBA » sous la peau, « TOUBA » dans un esprit qui résiste, encore inconscient. Le chant se transforme en cris aigus, violemment projetés parce que trop fervents, qui se répètent au grand dam de Toubab. Elle s’arrache les cheveux, perd la boule au fil des heures. Elle sort à l’air libre, désorientée, prête à punir ce chanteur de malheur elle ne sait comment, elle qui ne punit jamais. Pourtant la concession est vide. Rien ne bouge, personne n’est visible, les rues sont désertes, mais « TOUBA » continue. Le bruit pleut, il sort d’on ne sait où pour châtier une Toubab seule. Un regard par-dessus les murets en pierre, une fouille confuse et la conclusion est claire : il y a des mystères en Afrique que les yeux ne peuvent percevoir. Elle retourne se coucher, mais « TOUBA » devient « TOUBAB » en délire. Dieu seul (à part peut-être les Baye Fall) sait quand le chant a cessé, comment la nuit s’est enfin terminée et comment Toubab s’est trainée jusqu’à la rue, à son lever, l’esprit dérangé.
Comme chaque jour, les enfants se pressent autour d’elle, l’entourent de mille et un « Comment t’appelles-tou ? ». Encore sous l’emprise de la fatigue, elle voudrait répondre « TOUBAB » avec un air de chant religieux, mais ici, il convient de savoir qui on est. « Adama Sall », répond-elle, annonçant fièrement sa nouvelle identité, éprouvée par les mélodies de la nuit sénégalaise.
Par Sarah Chamberland-Fontaine
[1] Étranger
[2] Vous passez la soirée en paix ?
[3] Paix seulement
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